Publicité et internet

Analyses de Nikos Smyrnaïos

Maître de conférences à l’Université de Toulouse

Bio et vidéo

Nikos Smyrnaïos est maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse. Chercheur au LERASS, ses travaux portent sur les stratégies de l’industrie de l’internet, le journalisme en ligne et l’utilisation politique des réseaux socio-numériques. Il a publié l’ouvrage Les GAFAM contre l’internet. Une économie politique du numérique (2017) chez INA éditions.

Durée de la vidéo: 14 mn

En synthèse

Délaissée ces dernières années, la question des enjeux sociopolitiques autour de la publicité revient en force. Nous émettons l’hypothèse que la publicité en ligne, avec ses mécanismes et acteurs propres, renforce la logique d’hétéronomie dans la société.1

Historiquement, on peut considérer que « la production crée le consommateur » – Marx évoquait déjà cette question2– car ce dernier n’existe pas sans une offre qui tente de lui imposer des choix et des pratiques de consommation, avec la dimension idéologique et culturelle que cela comporte. La publicité, pour qui nous sommes une commodité,3 fait partie de cette production.

En l’occurrence, elle construit le consommateur de manière abstraite, à partir d’artefacts statistiques, en réduisant les humains à des paramètres mesurables, inférant à un certain nombre de gens des qualités supposées, pour entreprendre ensuite des actions.4 Ces profils sont théoriques et nécessairement biaisés, mais ils ont une nature performative en raison de l’impact réel qu’ils ont sur les choix d’information auxquels nous seront confrontés. Sur internet, avec la collecte de données plus ou moins personnelles – grâce aux cookies omniprésents (voir présentation de Kevin Mellet) – ce phénomène est poussé à l’extrême et fait apparaître le fantasme publicitaire d’une publicité sans friction, avec une triple promesse.

  • La première promesse de la publicité en ligne est liée au ciblage personnalisé qui résulte de la collecte de données personnelles, et à l’enjeu de la nature performative des profils élaborés ;

  • La seconde promesse est celle de la publicité programmatique qui consiste à permettre l’appariement automatique, sans friction – sans les aléas de l’humain mais également sans les contraintes de la régulation5 – de l’offre et de la demande sur le marché publicitaire ;

  • La troisième promesse est celle de mesurer précisément l’efficacité économique, le retour sur investissement, qui reste le but de ce marché.

La logique programmatique se positionne sur la seconde promesse, par la constitution d’une part d’un stock de consommateurs statistiquement construits à partir des données personnelles, et d’autre part d’un stock d’espaces publicitaires avec des attributs spécifiques (qualité, prix, exposition, public visé etc..), le prix étant calculé en fonction de l’efficacité économique. Entre l’offre et la demande, il y a de nouveaux intermédiaires, les mécanismes programmatiques, qui forment des plateformes de l’offre et des plateformes de la demande, et vont appareiller offre et demande de manière automatique et très rapide, sur la base d’enchères.6 La position stratégique de ce système se situe donc au milieu: les plateformes d’intermédiation.

Crée au départ pour se débarrasser des stocks d’espaces que les éditeurs ne pouvaient pas vendre par les méthodes traditionnelles (régie etc), la logique programmatique, peu coûteuse, est peu à peu arrivée au cœur du système publicitaire en ligne. Elle se trouve aussi au cœur du modèle économique de Google et Facebook, qui sont aujourd’hui en situation d’ oligopole sur le marché de la publicité en ligne en général, et sur le marché d’avenir (en croissance permanente) du programmatique en particulier.7

 » Les 2 milliards d’utilisateurs de Facebook, qui est devenu une source d’information très importante, n’ont aucune maîtrise sur les informations qui leur sont proposées »

Cette situation crée de l’hétéronomie de deux cotés. D’une part, Google et Facebook vont décider des informations auxquelles nous allons être exposés en fonction de l’idée statistique qu’ils se font de nos profils, tel qu’ils sont mesurés par leur systèmes dont les critères algorithmiques sont opaques.8 Ces opérations sont réalisées aux seules fins de maximisation de la valeur publicitaire. Les 2 milliards d’utilisateurs de Facebook, qui est devenu une source d’information très importante, n’ont donc aucune maîtrise sur les informations qui leur sont proposées. D’autre part, ces plateformes coconstruisent l’actualité, elles contrôlent l’accès à l’information, et sont devenues des intermédiaires de distribution très puissant qui finalement imposent aux journalistes et aux médias les manières de faire pour avoir de la visibilité sur les plateformes.9

Il y a donc hétéronomie à la fois du coté de la demande d’information, et du coté de l’offre d’information. Ces acteurs privés, financiarisés (avec les problèmes d’évasion fiscale que l’on connaît) régulent eux-mêmes les espaces public numériques. Il faut d’ailleurs comprendre que les scandales de « fake news » durant les élections ne constituent pas des dérives dues à des mauvaises pratiques, mais à l’utilisation efficace du fonctionnement normal de Facebook.

L’utilisateur n’est pas passif, heureusement. Il y a les adbloqueurs et des tactiques comme le pseudonymat.10 Mais il reste un besoin criant d’inventer une régulation démocratique des plateformes, sans que pour autant cela ne soit nécessairement entièrement confié à l’Etat, comme cela semble malheureusement être l’approche pour la loi sur les « fake news » en France.

Les lois françaises de 1995 sur la protection de données personnelles n’ont pas suffit, face alors à la dérégulation dans le secteur économique, à empêcher le développement de la surveillance publicitaire sur internet. Donc les réponses appropriées aux enjeux d’aujourd’hui ne passeront pas non plus exclusivement par l’approche juridique. Cela est d’autant plus vrai que la situation désormais oligopolistique du marché de la publicité en ligne peut, face aux réglementations, générer des effets pervers. Ce fût le cas récemment avec Google qui a utilisé les règles imposées par RGPD, liées à l’obtention du consentement des internautes, pour renforcer la situation dominante de sa centrale d’achat programmatique.11

Les batailles relative à la protection des données ou à la régulation de la publicité s’inscrivent dans un contexte social et politique. Elles ne peuvent pas être séparées des luttes écologiques, sociales et pour les conditions de travail de gens, qui se rejoignent dans la lutte contre le capitalisme financiarisé néolibéral.

Notes

1 L’hétéronomie s’oppose à l’autonomie. La première consiste à se faire imposer une loi par quelqu’un d’autre, à l’échelle individuelle ou collective, quand la deuxième est une condition de l’émancipation, individuelle et collective.

2 Selon Marx, « ce n’est pas seulement l’objet de la consommation mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’un manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur. » Karl Marx (1859), Contribution à la critique de l’économie politique.

3 Selon Dallas Smythe, « People are subject to relentless pressures from Consciousness Industry ; they are besieged with an avalanche of consumers goods and services; they are themselves produced as (audienc) commodities ». Dallas Smythe,(1981), Dependency road. Selon Nikos Smyrnaios, c’est finalement aussi ce que dit autrement Patrick Lelay, dans sa célèbre interview de 2004 en tant que PDG de TF1, où il parle de « vendre du temps de cerveau humain disponible ».

4 Par exemple, la « ménagère de moins de 50 ans » est une objectivation statistique des femmes qu’on va réduire à leur caractère d’acheteuse au supermarché, ce à partir de quoi un programme va être élaboré pour elles.

5 Historiquement, le ciblage et la mise en contact entre l’offre et la demande était problématique car il y avait des humains au milieu, avec leur passions et imperfections. Le mécanisme programmatique offre le fantasme technologique d’un système qui ferait cet appariement de manière automatique, débarrassé des intermédiaires humains, mais aussi au passage de toute régulation.

6 Au moment ou l’internaute clique pour visualiser une page du Monde.fr par exemple, l’enchère est déclenchée. Le meilleur acheteur – en fonction des informations fournies par Le Monde – va trouver le meilleur espace, en quelques millisecondes.

7 Google et Facebook œuvrent précisément à créer des algorithmes qui vont mettre en contact, par des enchères, des acheteurs et des vendeurs d’espaces (acheteurs et vendeurs qui peuvent être eux-mêmes) pour appareiller au mieux la publicité. Ces deux acteurs concentrent la majorité des revenus publicitaires mondiaux, et sur le marché du programmatique, Google détient la plus grosse plateforme en France avec 1/4 du marché.

8 Une diapositive montre une représentation graphique de l’algorithme de Facebook, on sait qu’il y a 100 000 signaux qui rentrent dans les calculs qui font que l’on va voir ou pas une information.

9 Par exemple, quand on est journaliste en ligne et que l’on veut avoir une visibilité sur Google et Facebook, il faut se fonder sur les métriques pour choisir les sujets, diffuser des contenus générant de l’interaction… Un jour Facebook va décider que le live vidéo va être vu par tout le monde et le lendemain pas du tout. Les phénomènes d’accroissement circulaire des clics jouent également un rôle, phénomène que Bourdieu a bien démontré pour la télévision.

10 Concernant le banner blindness qui fait référence au fait que l’individu puisse arriver à un niveau de saturation des signaux publicitaires, Nikos Smyrnaios indique que la présentation durant le colloque du chercheur en neuropsychologie Didier Courbet a bien montré les limites de cet argument.

11 Suite aux règles RGPD modifiant notamment les règles relatives au consentement de l’internaute, la centrale d’achat programmatique de Google a indiqué qu’elle ne pouvait pas être sûre que le consentement obtenu par ses partenaires était conforme, et elle s’est ainsi séparé de nombre d’entres eux, tout en les invitant à rejoindre sa propre plateforme. Or, une action des éditeurs et plateformes publicitaires contre Google, qui détient 1/4 du marché, paraît peu envisageable.

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NIKOS SMYRNAIOS
Maître de conférences en sciences de l’information à l’Université de Toulouse

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Chargé de plaidoyer pour l’association RAP

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Chercheur au département de sciences sociales d’Orange Labs

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Juriste à La Quadrature Du Net

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