Valérie Patrin-Leclère est chercheuse au GRIPIC, laboratoire du CELSA Sorbonne Université. Elle a créé et dirige depuis 2004 le département Médias du CELSA, qui analyse les transformations médiatiques et forme des professionnels des médias et de la communication numérique. Elle s’intéresse aux incidences de la publicité sur les formes et les contenus médiatiques.
Analyses de Valérie Patrin-Leclère
Chercheuse enseignante au CELSA Sorbonne Université
Durée de la vidéo: 15mn
Dans le contexte de la baisse continue des ressources publicitaires disponibles pour les médias, la longue histoire des relations entre publicité et médias, depuis l’indépendance politique des médias au XIXième, ne tourne plus seulement autour des conflits entre les « frères ennemis » des rédactions et annonceurs. On assiste aujourd’hui à un déséquilibre croissant entre médias et annonceurs, ce qui rend plus difficile pour des médias, fragilisés, de repousser les campagnes ou annonceurs jugés mal appropriés. Et surtout, les médias s’adaptent d’eux-mêmes aux annonceurs, voire anticipent des réponses à leurs desideratas effectifs ou présumés. Ce phénomène entraîne pas l’ exacerbation des conflits, que l’on pourrait étudier et discuter. Au contraire, les conflits s’amenuisent dans un contexte de façonnage des médias et des pratiques professionnelles, très en amont de la publication/diffusion.
Dans ce contexte, le publirédactionnel ou les suppléments – déjà utilement abordés dans cette table-ronde – restent des phénomènes finalement relativement simples, dans la mesure où leur fin est clairement publicitaire. Mais ce qui est plus complexe, et qui mérite toute notre attention dans ce débat, ce sont les formes d’aménagement de formes et contenus médiatiques a priori non publicitaires1. Je pense notamment à la montée en puissance des portraits et aux discours qui relèvent de la positivité, car il s’agit de concevoir des espaces d’hybridation, dans lequel l’éditorial « emballe » le publicitaire. Les médias deviennent des écrins publicitaires.
On observe dans les médias une mise en harmonie sémiotique entre le contenu éditorial d’une part, et publicitaire de l’autre. Ainsi par exemple, le magazine M de LeMonde2 pourra prendre l’initiative – donc sans a priori répondre à un ordre ou une demande – d’harmoniser d’un point de vue sémiologique (structure graphique, couleurs etc.) sa couverture avec la publicité de l’annonceur placée en 4ième de couverture. Cette reprise par les médias des codes et savoirs publicitaires répondrait alors plutôt à une acculturation qu’à une pression publicitaire. Il y aurait donc une dilution des intentionnalités, car ceux qui produisent ces couvertures aménagées n’ont pas forcément l’intention d’accueillir au mieux la publicité, mais considèrent soignent le confort du lecteur en s’inspirant de savoir-faire liés à l’esthétique publicitaire.
Les téléréalités sont d’autres formes médiatiques qui comportent une dimension de consommation invasive. Dans ces émissions (Koh Lanta, Masterchef, Top Chef, Nouveau look pour une nouvelle vie, Quatre mariages pour une lune de miel, etc.), tous les échanges (discours, objectifs du jeu) sont organisés autour d’actes de consommation, qui apparaissent finalement réenchantés3. Ces discours des marques s’apparentent à ceux de la réclame d’antan (qui revient également avec les influenceurs sur les réseaux sociaux) avec sa forme testimoniale, de mise en situation d’usage. Dans ces émissions, les « coupures publicitaires » n’apparaissent plus du tout en rupture avec le programme, dans lequel la créativité médiatique consiste en partie à faire preuve d’habileté pour développer un propos volontiers consumériste. Il n’y a alors plus vraiment de partition entre un espace marchand et un espace médiatique mais un entremêlement, ce qui peut comporter des risques pour la perception des médias par le public qui pourrait se sentir dupé.
« les marques développent des formes hybrides de contenus à vocation promotionnelle, formes qui vont bien au-delà du publirédactionnel et qui modifient les dispositifs médiatiques en profondeur
En synthèse, les marques profitent du contexte difficile dans lequel se trouvent les médias pour développer des formes hybrides de contenus à vocation promotionnelle, formes qui vont bien au-delà du publirédactionnel et qui modifient les dispositifs médiatiques en profondeur, y compris leur relation avec leur public.
Mais les marques ne se sont-elles pas aventurées dans une « politique de la terre brûlée », en expérimentant sans cesse de nouvelles hybridations inventives ? Elles ont besoin de médias dotés de crédibilité en raison de leur valeur informative ou par leur capacité à divertir. Si en jouant sur la valeur économique des médias, les marques détruisent leur valeur symbolique, elles risquent de détruire les supports médiatiques qui leur accueille. Il importe surtout d’éviter de favoriser les tactiques de contournement publicitaire, habituellement réunies sous le nom « native advertising ». D’autant que ce native advertising n’est qu’une des tactiques utilisées : les marques ont commencé à inventer leurs propres médias, qui ne sont plus des médias d’éditeurs ou des entreprises médiatiques, mais des expressions des marques : ils inventent des webfictions, des séries, des sites,des jeux vidéos, des documentaires etc. Dans ces médias qui se développent sans journalistes (remplacés par des « producteurs de contenus »), les annonceurs n’ont plus aucun besoin de lutter avec des chartes déontologiques de quelque nature que ce soit.
Il faut donc probablement éviter que la régulation de la publicité ne s’attaque qu’à ses formes reconnaissables, et pousse les annonceurs à produire d’autres formes moins visibles, plus sous-jacentes, problématiques d’un point de vue politique et culturel.
Une des réponses possibles consiste probablement à former les étudiants qui demain seront les gestionnaires de marques, à les sensibiliser à ces enjeux et les responsabiliser en conséquences, tout en formant les journalistes à une connaissance pointue des enjeux économiques et des relations avec leur futur écosystème.
1 Recours à du papier de qualité, à des formats plus esthétiques, à plus de photos, etc.
2 Durant la présentation, quatre couvertures et 4ième de couvertures du magazine M de LeMonde sont présentées. La chercheuse indique avoir observé les mêmes phénomènes sur d’autres supports, notamment dans Libération et Téléram
3 Les échanges entre participants sont organisés autour de leur corps et de l’alimentation, et leurs objectifs ou récompenses renvoient à des produits ou actes de consommation (gagner un repas ou un shampoing) qui sont un objet central de la mise en scène (ex : filmer les réactions exacerbées des retrouvailles avec le shampoing…).
Maître de conférences en sciences à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 Accéder aux vidéos & synthèses
Journaliste en presse quotidienne régionale, premier secrétaire du Syndicat national des journalistes
Chercheuse au GRIPIC et enseignante au CELSA Sorbonne Université, dont elle dirige la Chaire
Salarié de l’association Action – CRItique – Média ACRIMED
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