Économie de l’attention

Industrie de l’achat d’espaces et de la surveillance de masse

La publicité et la communication d’influence des multinationales tirent leur pouvoir de leur omniprésence. De manière légale ou clandestine, elles prennent une place croissante aussi bien dans la sphère publique que dans les sphères privée et intime, envahissant des espaces qui étaient restés jusque là relativement préservés de l’influence commerciale. Avec pour effet de « normaliser » leurs présences et surtout d’étouffer ou déformer les voix alternatives.

L’expansion permanente de la publicité dans le cadre de vie des citoyens

Par des moyens légaux ou illégaux, l’affichage publicitaire ne cesse d’accaparer davantage d’espaces de diffusion dans nos rues et dans les transports publics. D’un côté, les panneaux publicitaires illégaux et l’affichage sauvage sont loin d’être systématiquement sanctionnés. De l’autre, les afficheurs multiplient les accords avec des propriétaires privés (à qui ils louent leurs jardins ou leurs murs) ou avec des collectivités locales pour la mise en place de « mobiliers urbains » abritant avant tout de la publicité. Sans parler des « tags au sol » qui viennent débusquer jusqu’au passant qui avait choisi de ne regarder que ses pieds…

De plus en plus, les panneaux publicitaires se transforment en écrans – énergivores et parfois dotés de capteurs pouvant analyser le profil et les humeurs des passants – dont les vidéos publici­taires captent efficacement l’attention. Ces écrans prolifèrent depuis quelques années derrière les vitrines des magasins sans qu’aucune régulation ne soit possible. Recouvrant déjà de bâches gigantesques de nombreux bâtiments en rénovation, la publicité s’installe désormais jusque sur les monuments historiques. En 2017, des pro­duits des plus grandes marques ont enveloppé durant des mois la colonne de la Bastille à Paris, un symbole des Ré­volutions de 1830 et de 1848. La pratique du nommage (« naming ») pousse plus loin leur ancrage culturel : la plu­part des stades de foot portent désormais des noms de marques dans l’ancienne « Ligue 1 Conforama » (rebap­tisée en 2020 « Uber Eats Ligue 1 »…). Au-delà du sport de haut niveau, le phénomène se développe aussi dans le secteur culturel : salles de concerts, festivals… De l’espace public au secteur public il n’y a plus qu’un pas, qu’il est manifestement possible en France de franchir quand bien même le secteur public est constitutionnelle­ment protégé des intérêts commerciaux par le principe de neutralité.

Depuis deux décennies, les marques proposent aux enseignants des documents pédagogiques sponsorisés, envoient des échantillons dans les cantines, etc. Les médias publics, qui bénéficient de la redevance payée par les citoyens, ne sont pas non plus protégés. Le budget de France Télévisions repose encore à près d’un cinquième sur la publicité, loin de la neutralité rigoureuse observée par son homologue britannique, la BBC. Et Radio France, qui n’a longtemps hébergé que des publicités « collectives et d’intérêt général », est désormais ouverte et largement dominée par la publicité commerciale.

La publicité contre l’espace public

En philosophie et en sciences politiques, la notion d’ « espace public » renvoie aux sphères dans lesquelles les citoyens peuvent échanger librement sur les enjeux de la cité, originellement sur la place publique. Dans l’Europe moderne des 18e et 19e siècles, cette sphère s’étend aux lieux de réunion (« clubs ») et au premier média de masse, la presse ; désormais elle s’étend à d’autres médias dont internet. La « publicité » était alors le fait de rendre une information accessible au public, hors de la sphère privée du ménage et de la sphère institutionnelle, et elle se différenciait clairement de la « réclame », message promotionnel diffusé par une entreprise. Dans le langage commun aujourd’hui, l’enjeu de « l’omniprésence de la publicité dans l’espace public » renvoie plutôt à l’affichage de messages commerciaux visibles depuis la rue (ou le métro). Parmi les divers espaces sociétaux dans lesquels s’immisce la publicité, celui de l’affichage a toujours été le plus sensible, et non sans raison. À la différence des médias qu’on peut choisir de ne pas acheter ni lire, la rue est incontournable, et toutes les classes sociales s’y croisent. C’est aussi un espace dont l’occupation – qu’il s’agisse de messages des entreprises, des oeuvres du street art ou de l’affichage associatif ou des mouvements de contestation n’a jamais cessé de jouer un rôle éminemment politique.

L’influence de l’économie publicitaire sur les médias

On sait que de nombreux médias aujourd’hui en France sont la propriété de grands groupes ou d’hommes d’affaires. Moins connue, l’influence de l’industrie sur l’information passe tout autant par des financements publicitaires. Cette influence sur les médias de divertissement ou sur la presse d’information soulève des enjeux démocratiques, politiques et culturels. Et ce, d’autant plus que les médias traditionnels, pris de vitesse par internet, traversent une crise économique profonde : pour eux, les revenus publicitaires disponibles ne cessent de se réduire, ce qui consolide en retour la capacité des annonceurs à les influencer.

Or la recherche a montré comment les financements publicitaires renforcent la concentration des médias, la duplication des contenus et leur uniformisation autour des « goûts idéaux du téléspectateur moyen ». Sur le plan politique, cette influence se traduit également par une ligne éditoriale édulcorée, qui réduit le risque de rejet par le segment le plus large du « lecteur médian », situé plutôt au centre de l’échiquier politique.

Au-delà de ces effets structurels qui dérivent des financements publicitaires, l’influence des industriels sur le journalisme s’exerce aussi par des mécanismes de censure, et surtout d’autocensure. Sujet tabou dans la profession, les mesures de rétorsion publicitaire liées aux articles peu appréciés des grands annonceurs sont pourtant réguliers et ces rares coup d’éclat installent, de manière plus permanente, une forme d’autocensure des rédactions et journalistes. Au Royaume Uni, le Daily Telegraph s’est vu privé en 2012- 13 des financements publicitaires du groupe bancaire HSBC suite à son investigation sur une de ses filiales à Jersey. En février 2015, le journal voyait son éditorialiste star démissionner en dénonçant avec fracas sa sous-couverture des Swissleaks pour protéger ses budgets publicitaires. Quelques jours après, le PDG du groupe financier assumait sanctionner financièrement les « articles hostiles »29. Cinq ans plus tard en janvier 2020, l’influent journal britannique The Guardian annonçait renoncer aux publicités de l’industrie fossile pour « augmenter sa couverture de la crise climatique »30.

Les chantages des annonceurs à la presse se suivent et se ressemblent31

Edwin Baker, auteur de Advertising and a demo­cratic press indiquait déjà en 1992 que « les an­nonceurs, et non les gouvernements, sont la pre­mière cause de censure du contenu des médias aux Etats-Unis ». En France, en novembre 2017, LVMH a reti­ré 600 000 euros de publicités à Le Monde suite à la publication des paradise papers. Le même mois, Élise Lucet, journaliste phare de l’émission télévisée Cash Investigation, dé­nonçait le chantage des annonceurs directe­ment vers la direction de France Télévisions. En 2015, le groupe Volkswagen se faisait at­traper en train de demander à la presse quoti­dienne régionale de retenir l’information sur le Dieselgate alors que le constructeur lançait une nouvelle série de véhicules. Pour avoir mené des enquêtes, Libération se voyait sanctionné par LVMH en 2012, La Tribune par EDF en 2011, M6 et son émission Zone Interdite par McDonald’s et KFC en 2010…

La stratégie du bâton a besoin de s’appuyer sur celle de la carotte : l’influence des annon­ceurs passe aussi par le développement d’une plus grande complicité avec les médias qu’ils financent. On observe un rapprochement crois­sant entre journalistes et publicitaires, parce qu’en se fondant dans les contenus éditoriaux des médias, les marques réussissent à mieux faire passer leurs messages. Au-delà de l’encart publicitaire classique à côté des articles, ou entre les émissions, se sont ainsi multipliés les contenus hybrides résultant d’une collaboration entre publicitaires et rédactions. En plus des « suppléments thématiques » baignés de publicités des annonceurs qui les commandent, on assiste depuis une décennie en particulier sur internet, à l’explosion de la publicité native (native advertising en anglais) : des « articles ordinaires » dans la colonne éditoriale, mais financés ou rédigés par des annonceurs. La frontière historique entre information et communication s’amenuise à tel point qu’un phénomène plus profond de « publicitarisation » a pu être documenté dans divers médias français32. Acculturées aux savoir-faire publicitaires, les équipes médiatiques transforment leur travail pour donner au média la fonction d’« écrins publicitaires » : les couvertures des magazines reprennent les logiques sémiotiques des campagnes qu’ils contiennent, et les émissions de télé-réalités se déploient de façon à ce que les « coupures publicitaires » n’apparaissent plus du tout en rupture avec le programme…

De la surveillance publicitaire à l’économie de l’attention

La publicité sur internet est désormais le premier secteur publicitaire devant la télévision en France et dans le monde. Qu’elle se fasse sur le mode display ou en search (voir encadré), la véritable disruption que constitue le marché de la publicité en ligne tient certainement moins à ses formes qu’à la capacité des annonceurs de cibler individuellement et instantanément les messages. Plus exactement, elle est liée à la connaissance précise du taux de rentabilité de l’achat d’espace en ligne par les annonceurs, ce qui leur permet d’affiner ensuite les prédictions comportementales.

Sur le « web 2.0 », les internautes sont actifs : ils recherchent, naviguent et ont des interac­tions. Or, des traqueurs en ligne et autres dispositifs de collecte des données, au premier rang desquels le fameux « cookie », ont rendu possible le suivi des parcours individuels des inter­nautes. D’où l’émergence d’un véritable marché sur lequel des « courtiers des données » (data brokers en anglais) s’échangent et croisent ces informations, pour en inférer une connais­sance socio-démographique des individus : leur achats, mais aussi leur santé, leurs activités de divertissement, leurs situa­tions conjugales, leurs orientations sexuelles et politiques, etc.

L’entreprise Oracle peut actuellement fournir plus de 30 000 attributs person­nels pour chacun des plus de 2 milliards de consommateurs qu’elle surveille33. Dans les 100 millisecondes qui suivent l’ouverture d’une page par un internaute, les annonceurs ob­tiennent par un jeu d’algorithmes toutes les in­formations pertinentes sur l’individu, et peuvent cibler leur publicité en conséquence. Cette pu­blicité ciblée devient alors le moteur d’une géné­ralisation de la surveillance en ligne. Le marché mondial du big data and business analytics dé­passera bientôt les 200 milliards d’euros. Pour évoquer ce « processus qui transforme nos comportements présents en prédictions mon­nayées de nos comportements futurs », certains parlent de « capitalisme de surveillance ». Em­menés par Google et Facebook qui disposent à la fois d’un très grand nombre de données et de capacités avancées dans l’ analyse statistique, les géants du numérique tirent la croissance de la planète. Avec leur puissant narratif de la « ré­volution numérique », ils poussent activement la reconfiguration de tous les environnements technologiques et programmatiques dans les­quels évolue l’individu : travail, information, po­litique, loisirs, amitiés, amours…

Display et search : les formats publicitaires en ligne

La forme la plus classique de la publicité sur internet reste le display – bannière, pop up, vidéo, etc – qui se place dans des espaces accompagnant les contenus éditoriaux. Mais, suite au développement fulgurant des bloqueurs de pub, le marché est désormais porté par la croissance du native advertising. Totalement intégré aux contenus éditoriaux, le message des annonceurs n’est pas plus reconnu par les bloqueurs de pub (adblocks en anglais) que par les lecteurs… Une forme plus singulière de publicité née avec internet est celle des « liens sponsorisés » (search en anglais), liés au rôle central pris par les moteurs de recherche en ligne où l’information est abondante. Faire apparaître sa marque ou ses produits dans les premiers résultats de recherche est devenu une priorité pour les annonceurs qui peuvent effectivement court-circuiter le référencement naturel par un système d’achat de mots-clés. Ce seul marché du search constitue aujourd’hui un cinquième de l’ensemble des dépenses publicitaires globales.

Pour évoquer ce « processus qui transforme nos comportements présents en prédictions mon­nayées de nos comportements futurs », certains parlent de « capitalisme de surveillance ». Em­menés par Google et Facebook qui disposent à la fois d’un très grand nombre de données et de capacités avancées dans l’ analyse statistique, les géants du numérique tirent la croissance de la planète. Avec leur puissant narratif de la « ré­volution numérique », ils poussent activement la reconfiguration de tous les environnements technologiques et programmatiques dans les­quels évolue l’individu : travail, information, po­litique, loisirs, amitiés, amours…

De fait, ils organisent la « numérisation du monde », l’établissement d’un lien continu entre les individus et le monde connecté, afin d’aug­menter les opportunités de collecte de données et de diffusion publicitaire.

Les espaces déconnectés disparaissent, les écrans de téléphones mobiles sont désormais accessibles en permanence dans nos poches, et leurs interfaces et celles des applications sont pensées en termes de design persuasif. Le phénomène de dépendance aux écrans et à certaines plateformes numériques en particulier (réseaux sociaux, jeux vidéos, etc) est façonné par des stratégies sophistiquées de captation de l’attention. Et tendanciellement, les individus se connectent plus souvent et plus longtemps : on s’approcherait des 8h par jour désormais en France, en exposition cumulée par les différents supports34.

Le contact permanent avec les écrans a des conséquences sanitaires que l’on commence à mieux comprendre, en particulier sur les enfants : effets néfastes sur les facultés cognitives, le comportement et le temps de sommeil. Mais les conséquences de la capture de l’attention à échelle industrielle – une attention devenue ressource rare et monnayable – sont aussi d’ordre social et politique. Elles contribuent à la réduction du temps disponible dans une société de l’ « accélération et de l’aliénation » exposée par Hartmut Rosa.

Stratégies de « captologie » des géants du numérique

Croisement de l’économie, des neurosciences et de la psychologie, la captologie a été inventée à Stanford, au coeur de la Silicon Valley, pour aiguiser les facultés des entreprises numériques dans la compétition pour l’attention. Que l’on parle de design de l’attention, design persuasif ou dark patterns, on en revient généralement au « modèle Hooked » proposé par le neuro-scientifique Nir Eyal : un déclencheur (ex : une notification) stimule le système de récompense aléatoire de l’individu et entraîne une réaction (ex : un « like ») qui elle-même a vocation à devenir le déclencheur chez un autre individu. Cette approche est à la base de nombre de fonctionnalités présentes dans les interfaces que des masses de populations utilisent au quotidien, des « matchs Tinder » aux « loots Fortnite » en passant évidemment par les « notifications Facebook ». L’autorité de régulation du secteur en France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), a publié en janvier 2019 un rapport intitulé La forme des choix, entièrement dédié à l’identification de ces stratégies sournoises.