Lora Verheecke est chercheuse pour l’ONG Corporate Europe Observatory à Bruxelles (Observatoire des lobbies). Chercheuse et militante chez CEO de 2015 à 2018, elle y a observé et dénoncé les pratiques de lobbying des grandes entreprises à Bruxelles et s’est spécialisée sur les accords de commerce de l’UE. Elle travaille actuellement à Friends of the Earth-Europe (Bruxelles).
Analyses de Lora Verheecke
Chercheuse pour l’ ONG Corporate Europe Observatory (Bruxelles)
Les salariés de Corporate Europe Observatory sont à la fois chercheurs et militants, et traquent les stratégies de lobby à Bruxelles.
Les entreprises qui font du lobby à Bruxelles peuvent s’enregistrer sur un site dédié, le registre de transparence, mais elles n’ont aucune obligation (sauf si elles veulent rencontrer directement un Commissaire européen). Il y a clairement un manque de volonté politique pour la transparence et la régulation du lobby. Lorsque CEO demande des documents à la Commission, on lui renvoie parfois des documents presque entièrement biffés.
On trouve dans le registre non seulement de grandes entreprises connues, mais aussi voire surtout des cabinets d’avocats, de lobbying et des agences de communication totalement méconnus du grand public, qui représentent les intérêts de ces grandes marques. On estime qu’entre 20 000 et 30 000 personnes font du lobby à Bruxelles.
La stratégie d’influence de base est celle de l’écho : faire passer un même message par différents canaux. En complément, les entreprises organisent le pantouflage (revolving doors) en recrutant d’anciens responsables politiques – y compris à très haut niveau comme les Commissaires Jonathan Hill, Jose Manuel Barroso, ou Neelies Kroos – en tant que lobbyistes, afin de bénéficier de leurs connaissances des rouages et de leurs carnets d’adresses.
Illustration fictive de la stratégie de l’écho : l’entreprise Coca Cola va engager l’agence Interel pour convaincre le Commissaire à la santé de ne pas réguler la publicité pour les enfants. Pour cela, l’agence va envoyer un lobbyiste parler aux équipes du Commissaire, financer un think tank pour publier une étude produisant des chiffres favorables, organiser un événement high profile dans lequel le PDG de Coca Cola pourra échanger directement avec le Commissaire, déploiera une campagne dans la presse et sur les réseaux sociaux, des avocats échangeront avec les rédacteurs de la loi, etc. Tous ces canaux d’influence sont organisés par une même agence pour un même donneur d’ordre, donnant l’illusion aux décideurs politiques qu’un certain diagnostic émerge du débat public. Dans ce contexte, d’autres voix, diverses et possiblement discordantes, ne trouvent plus d’espace pour s’exprimer sur le sujet.
« La stratégie d’influence de base est celle de l’écho : faire passer un même message par différents canaux. Les entreprises organisent le pantouflage (revolving doors) en recrutant d’anciens responsables politiques »
Par exemple, sur l’enjeu de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre par les entreprises, le secteur académique se divise entre les analyses d’un système de taxe, ou d’un mécanisme de marché. Mais dans la bulle bruxelloise, objet d’un lobby intense menant à la la monopolisation du débat par les entreprises énergétiques, seul le mécanisme de marché est discuté, dans ses modalités d’application.
En termes de discours, comme l’indique l’appellation de « spin doctor » en anglais, il s’agit souvent de manipuler la manière dont les choses sont présentées. Par exemple, le cabinet d’avocat Albeir et Geiger indique sur son site qu’ils ont « aidé à prévenir une nouvelle crise financière ». En réalité, pour le compte de banques grecques, ils ont convaincu la BCE de ne pas enquêter sur l’utilisation par ces dernières des financements d’origine européenne, au motif que le résultat de l’enquête générerait une crise de confiance dans les banques grecques et donc dans le système financier.
D’autres exemples d’influence politique par la communication y compris grand public : l’agence APCO, groupe mondial de communication a réussi pour le compte des entreprises du numérique (Google, Youtube, Facebook etc, réunies dans Digital Europe) à modifier une position du Conseil de l’UE en 15 jours, notamment en obtenant des articles dans le Financial Times et Euractiv, et avec une campagne sur les réseaux sociaux. Le groupe Fleishman Hillard a travaillé pour des entreprises du gaz afin de faire passer cette énergie fossile pour une énergie renouvelable, et obtenir l’autorisation de nouveaux pipelines. Ils ont lancé la campagne « GazNaturally », qui était notamment appuyée par des mobilisations de pseudo-citoyens (des personnes rémunérées) devant le parlement européen.
Sur les enjeux d’influence, le rôle de la formation des décideurs est également important. A Bruxelles, beaucoup de décideurs ayant des postes importants sont passés par le collège de l’Europe où la personne qui leur a enseigné l’innovation technologique est financée par Google, et où se véhiculent des idéologies, par exemple expliquant que la production de règles contraignantes n’est pas une bonne chose.
Finalement, il paraît important aujourd’hui de revenir à un discours politique, et de clarifier quel est le rôle de l’État : est-il censé trouver un juste milieu entre les entreprises et la société civile, ou lui demande t-on d’écouter tous les points de vue puis de réguler et de protéger ?
Chercheuse pour l’association Corporate Europe Observatory (Bruxelles)
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Producteur avec Première Lignes de l’émission Cash Investigation
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Professeur à l’Université de Laval au Quebec (Canada)
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