Publicité, humains et sociétés

Analyses de Bec Sanderson

Responsable de recherche à l’Institut Public Interest Research Center (PIRC)

Bio et vidéo

Bec Sanderson est responsable de recherches à l’institut Public Interest Research Center (PIRC -UK). Suite au rapport Think of me as a evil (PIRC-WWF/2011) sur le rôle de la publicité dans le développement des valeurs culturelles, Bec s’est focalisée à Common Cause Foundation puis à PIRC, sur l’étude du lien entre la perception des valeurs et aliénation, engagement civique ou comportement de coopération (rapport Perception Matters-2016).

 

Durée de la vidéo: 10mn. Intervention en anglais, doublée en français

En synthèse

A PIRC1, nous avons produit plusieurs recherches sur les valeurs culturelles et leur effets sur les comportements, restituées notamment dans le rapport Think of me as a evil (2011)2 qui se concentre sur les effets de la publicité. L’industrie défend que la publicité n’est qu’un miroir de nos valeurs, qu’il nous renvoie le reflet de qui nous sommes et ce qui est important pour nous, ce qui n’est vrai que dans une certaine mesure3. Cette approche sous estime en effet la mesure dans laquelle nos goûts et nos habitudes établies peuvent en fait être changés, et nos valeurs modelées par notre environnement. Étant exposés à de nombreux messages publicitaires au quotidien4, la publicité prend une part significative dans notre environnement, et par conséquent, est susceptible de modeler nos valeurs.

Sur la base de recherches de grande ampleur, Shalom H. Schwartz a identifié une soixantaine de valeurs récurrentes à travers le monde, elles-mêmes réunies en 10 grandes familles. Celles-ci sont positionnées précisément sur une carte, selon la proximité des motivations qui les déterminent5. Les valeurs qui sont proches les unes des autres – comme par exemple « modération » et « obéissance » – partagent des motivations plutôt similaires, et peuvent donc être ressenties en même temps par une personne. Au contraire, les valeurs qui sont spatialement éloignées – comme par exemple « obéissance » et « audace » – ont des motivations très différentes, et pourront difficilement être mobilisées à un même moment par une même personne.

Le travail de Frederick Grouzet et Tim Kasser sur ces dynamiques de valeurs a fait émerger deux grands pôles, les valeurs intrinsèques et les valeurs extrinsèques. Le premier réunit les familles de valeurs suivantes : bienfaisance, universalisme, et autonomie6. Elles sont appelées « intrinsèques » car les motivations derrière ces valeurs (ou les récompenses qui leurs sont associées) viennent de l’intérieur, sont appréciées pour leur intérêt propre7. De l’autre coté, les valeurs dites « extrinsèques » regroupent les deux familles de valeurs que sont le succès et le pouvoir, qui incluent par exemple l’« ambition », la « richesse » et le « statut social ». Elles ont en commun le fait que les gens y aspirent en raison de motivations extérieures, leur accomplissement dépendant par exemple de comment d’autres personnes nous voient, ou de leur situation par rapport à nous. Les valeurs au sein d’un même pôle ont tendance à se renforcer mutuellement lorsqu’elles sont mobilisées, et à rendre difficile la mobilisation de valeurs du pôle opposé.

De nombreuses recherches ont été effectuées sur le type de comportements auxquels poussent ces différents pôles de valeurs : lorsque des valeurs intrinsèques sont engagées, elles sont plus associées à des préoccupations autour des droits humains et du changement climatique, et à des comportements environnementaux et de coopération. Lorsque des valeurs extrinsèques sont mobilisées, elles sont plus associées à des préjugés, une faible préoccupation pour l’environnement, et l’engagement dans des relations de dominations vis-à-vis des gens. Il ne s’agit pas de juger de « bonnes ou de mauvaise valeurs »8 sachant que toutes sont présentes à différents degrés en chaque individu, mais d’identifier le type de comportements auxquelles la stimulation de certaines d’entre elles à tendance à donner lieu.

« La normalisation de valeurs que la publicité peut générer amenant les individus à considérer que les autres sont plus égoïstes, et à défendre leur pré-carré dans une compétition. Cela peut notamment conduire les gens à être moins susceptibles de voter, d’écrire à leurs parlementaires, ou de rejoindre des mouvements sociaux »

A PIRC, on a observé que la majorité des publicités font appel et promeuvent des valeurs extrinsèques, comme le pouvoir social, le statut et la richesse (« wealth »)9. A rebours de la tendance majoritaire, nous sommes néanmoins de plus en plus exposés à des publicités qui célèbrent au contraire des valeurs intrinsèques (amour, l’amitié, ou le sens de la communauté). Mais en mettant systématiquement l’acte de consommation comme moyen d’accomplissement de ces valeurs (par exemple par l’achat d’une boisson gazeuse, l’entrée dans un fast-food, etc.), elles en amoindrissent la signification, qui se déporte vers la logique extrinsèque (c’est à dire par la satisfaction de la valeur à partir de l’extérieur)10.

Les valeurs extrinsèques sont donc fortement stimulées dans nos sociétés, et notamment par la publicité. Les effets sociétaux des valeurs extrinsèques sont documentés (le paramètre de la pression publicitaire est clairement intégré) et ils peuvent être multiples11. Un effet souligné par la chercheuse porte sur la normalisation de valeurs que la publicité peut générer, amenant les individus à considérer que les autres sont plus égoïstes, et à défendre leur pré-carré dans une compétition. Leurs recherches indique cela peut notamment conduire les gens à se sentir « aliénés », et être par exemple moins susceptibles de voter, d’écrire à leurs parlementaires, ou de rejoindre des mouvements sociaux12.

Le rôle des parents dans l’éducation des enfants est crucial13, et nous avons heureusement le pouvoir de nous éduquer. Mais cette responsabilité est trop grande, elle doit être partagées avec celles des multinationales, qui ont un pouvoir d’influence important et disproportionné sur nous. Il faut renforcer le cadre de régulation de la publicité. Au Royaume Uni, l’organe d’autorégulation14 n’est pas indépendant, il est sous l’influence de l’industrie. La plupart des plaintes qu’ils reçoit ne sont pas traitées15, et lorsque les campagne les plus offensante sont épinglées, l’organe manque de capacité de sanction.

Le processus créatif des publicitaires fait consciemment appel à certaines valeurs à des fins de manipulations, ce qui pose la question de l’intention de l’industrie. Je ne pense pas que les publicitaires aient conscience de tous les impacts que leurs stratégies peuvent avoir sur les individus et la société, et à long terme. Cela ne paraît pas être l’enjeu central dans la mesure où le consumérisme, qu’il soit aveugle ou non, ne peut pas aller dans le sens d’un citoyenneté active.

Notes

1 Centre de recherches basé au Royaume Uni. Lien vers le site : http://publicinterest.org.uk/

3 Dans l’ouvrage  The Mirror Makers, A History of American Advertising and Its Creators (1984), l’auteur Stephen Fox écrit assez justement que « to stay effective, advertising could not depart too far from established public tastes and habits: consumers might be nudged but still balk at being shoved », c’est à dire que la publicité doit rester relativement près des choses auxquelles nous accordons déjà de l’importance.

4 Bec Sanderson mentionne le chiffre de 3000 messages publicitaires reçus en moyenne par jour. Pour un bilan récent des chiffres existant à ce sujet, voir l’article : https://antipub.org/pression-publicitaire-etat-des-lieux/

5 Shalom H. Schwartz est un psychologue social israélien, connu pour son travail sur les systèmes de valeurs transculturelles, parfois évoqué comme « théorie des valeurs universelles ». Dans les années 1990, il a mené une enquête sur 65000 personnes dans 68 pays, lui permettant d’identifier une série de 57 valeurs récurrentes à travers ces divers pays et cultures, regroupées en une dizaine de grandes familles. Cette étude a été par la suite retravaillée par de nombreux chercheurs pouvant faire varier légèrement le nombre de valeurs récurrentes, confirmant ainsi le diagnostic général d’un certain nombre de valeurs récurrentes au sein des sociétés humaines contemporaines.

6 Dans le texte original en anglais, ces familles de valeurs sont appelées « benevolence, universalism and self-direction ».

7 Cela signifie que, par exemple, les gens aspirent aux valeurs d’ « amitié », d’ « humilité », de « bonté » (« kindship ») ou de coopération pour leur intérêt propre (« for their own sake »), car elles apportent des choses que l’on apprécie intrinsèquement.

8 Il convient également de souligner que toutes les personnes hébergent en elles de manière singulière l’ensemble de ces valeurs

9 Selon la chercheuse, en termes de valeurs, les messages majoritaires des publicités tournent globalement autour de l’idée selon laquelle « vous devez avoir l’air beaux, aller loin, être riche et être au dessus des autres ».

10 La signification d’un même valeur culturelle peut en effet fortement varier en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit. Par exemple, les gens au Brésil et au Royaume Uni ont des valeurs fortes autour de la famille et de la sécurité, mais nous avons pu constater qu’elles renvoyaient à des significations différentes et étaient liées à des comportements différents.

11 L’étude de Kasser dans 20 pays porte avant tout sur les dynamiques liées aux valeurs culturelles, et le paramètre de la pression publicitaire est un parmi d’autres. Elles indiquent notamment que les populations les plus préoccupées par des valeurs extrinsèques sont dans les sociétés où il y a entre autres le plus de publicité dirigée aux enfants, un niveau de bien-être infantile moins élevé et le plus d’émission de CO2 par habitant. Il est difficile de conclure à une relation de causalité, mais il permet de souligner la corrélation très forte entre le volume de publicités et la promotion des valeurs extrinsèques. Il y a par ailleurs de nombreuses études autour des effets de la promotion des valeurs extrinsèques dans le langage, simplement en utilisant des mots tels que « succès », « beauté », « richesse », « ambition », qui stimulent des comportements anti-sociaux et anti-environnementaux.

12 Selon notamment des recherches de PIRC sur l’influence des valeurs extrinsèques au Royaume Uni et aux Etats Unis.

13 Notamment de les éduquer vis-à-vis de la publicité pour les protéger des stratégies de l’industrie alimentaires sur les produits trop sucrés.

14 Cet organe s’appelle l’ Advertising Standards Authority (ASA).

15 La chercheuse indique que seulement 4 % des publicités qui font objet de plaintes son traités par l’Advertising Standards Authority.

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BEC SANDERSON
Responsable de recherches à l’institut Public Interest Research Center (PIRC -UK)

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Professeur à l’université d’ Aix- Marseille, spécialiste des effets neuro psychosociaux de la communication

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Docteure en sciences de l’information et communication, responsable du Labo du CLEMI

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