Communication et blanchiment d’image

Analyses de Bruno Georges David

Président de l’association Communication sans frontières

Bio et vidéo

Bruno Georges David est président- fondateur de l’association Communication sans frontières. Ancien Directeur de la communication et du développement des ONG Secours Islamique France et Action Contre la faim. Il dirige la filière Communication de l’Economie sociale et solidaire à l’ Ecole des métiers de l’information (EMI), et enseigne au CELSA et à l’Université Paris-Est Créteil. Auparavant, il a travaillé dans de grands groupes de communication et marketing pour des marques internationales. Il vient de publier aux éditions VA-Editions l’ouvrage : » ONG, Compassion à tous les rayons? ».

Durée de la vidéo: 20mn

En synthèse

A CSF, nous travaillons depuis une vingtaine d’années sur les enjeux de l’ethicalwashing, le blanchiment éthique ou moral1. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les grandes ONG et le secteur associatif qui mènent des activités de communication, publicitaire et d’influence, participent elles aussi à la confusion du public dans l’identification de ce qui est vertueux.

L’époque de la distinction claire entre un monde marchand et un monde non marchand est révolue. Nous sommes maintenant dans des questions de posture d’organisations par rapport à des situations, à des projets de société ou des évaluations sociétales, qui ne tiennent plus compte des statuts juridiques des dites organisations. Concernant les ONG, elles se trouvent désormais dans une situation de concurrence, d’une part du fait de la sur-sollicitation des citoyens par le marketing direct, et d’autre part du fait de l’occupation de l’espace public, des médias traditionnels et du hors médias2. On en arrive au constat que ces associations sont devenues des marques3.

Cela prend place dans un contexte général de pression publicitaire4, qui est celui dans lequel la communication associative s’insère désormais, en ayant recours aux même canaux de diffusion et formats publicitaires que les entreprises. Cela amène les ONG à parler des enjeux sociétaux et politiques « entre la mayonnaise et la ketchup »5.

Nous sommes entrés dans un système très contraignant pour les marques (entreprises ou ONG) en terme d’influence et de réputation. Celles-ci sont soumises à un environnement sociétal qui peut rapidement leur faire perdre de la valeur6. Le risque réputationnel est devenu un enjeu majeur pour ces organisations qui, en retour, font de l’influence afin de s’en prémunir; les multinationales mettent pour cela des moyens supérieurs à ceux des associations. On observe d’ailleurs que certains dispositifs de prévention de crise sont prédominants (par exemple pour une affaire d’abus sexuels comme celle récente d’Oxfam7) tandis que les dispositifs de « crise liée à la « culture » » sont aujourd’hui très faibles8.

Ces risques réputationnels pour les associations et des entreprises sont systémiques, et la pression peut émerger à partir de plusieurs mécanismes : celui de la sanction publique9, ceux liés aux détournements, y compris le détournement de campagne de publicités10, le système de la « NGO vigilance » qui renvoie aux activités de surveillance auxquelles se livrent les entreprises et les associations11, et enfin le piège de la prise d’otage médiatique (brand in captivity)12.

« Le monde non marchand n’a pas d’espaces d’expression spécifiques dans les médias et l’espace public, à l’inverse des campagnes politiques. Nous militons pour qu’une centrale d’achat d’espaces soit créée pour que des collectifs de citoyens puissent y exprimer leurs points de vue  »

Dans ces contextes, les marques des entreprises ne peuvent pas se laisser déborder et vont avoir des stratégies très actives d’influence, de prises de parole chaque semaine sur des questions sociales, politiques, environnementales.13 Elles recherchent des associations d’intérêt avec les ONG ce qui, en terme de posture, peut jouer un rôle clé pour les entreprises qui versent dans l’ethical washing14. La confusion est entretenue par les associations, qui s’associent aux entreprises et utilisent les mêmes canaux et codes de communication, ce qui est extrêmement propice à des prises de position par les entreprises sur les enjeux sociétaux et politiques par les entreprises.

Au fond, toute cette situation résulte d’une évolution au cours de laquelle s’est progressivement estompée la distinction entre monde marchand et monde non marchand. Un marqueur en est l’affaire Benetton en 1993 dans laquelle la justice a clarifié à l’entreprise qu’elle devait rester dans le champs commercial, et qu’elle n’avait pas à entrer dans le champs sociopolitique15. Quelques décennies plus tard, c’est le contraire : dans la confusion alimentée par la société civile et les associations, la pression du public apparaît comme allant dans le sens de la nécessité d’un engagement des entreprises dans le champs socio-politique. Elles sont désormais invitées à se questionner et se positionner y compris dans le marketing sur l’environnement, les affaires sociales et les droits humains. De fait, elles le font en essayant d’en tirer avantage, pour finir parfois par en dire trop et arriver à des situations de blanchiment d’image. C’est dans ce contexte que se développent les fondations d’entreprises, le Global Compact aux Nations Unies, ou la Loi PACTE en France.16

La confusion des genres doit être posée idéologiquement et philosophiquement. La relation du public au monde associatif a évolué loin des seules logiques caritatives, et les ONG, en qui il y a un effritement régulier de la confiance, ne sont plus nécessairement considérées comme vertueuses17. Toute ONG doit donc désormais relever le défi de répondre à la question « en quoi êtes vous plus vertueux que les autres organisations ? ». Le combat sur lequel nous devons nous inscrire en tant qu’associations est celui de l’éthique et de la déontologie, c’est à dire des garanties que nous pouvons offrir au public18. La pédagogie doit être un élément déterminant de la communication que l’on peut avoir, et il faut mettre à disposition des acteurs associatifs un référentiel déontologique et éthique, aujourd’hui, encore inexistant.

De leur coté, les entreprises qui diffusent des messages commerciaux dans des tunnels de publicité, évoluent dans leur bain de prédilection. Les associations n’ont ni les moyens financiers, ni un intérêt stratégique à intégrer le marché publicitaire19, mais elles n’ont pas par ailleurs d’espaces dédiés à leur communication. Le monde non marchand n’a pas d’espaces d’expression spécifiques dans les médias et l’espace public, à l’inverse des campagnes politiques20. Nous militons pour qu’une centrale d’achat d’espaces soit crée afin que des collectifs de citoyens puissent exprimer des points de vue de la société civile dans des espaces dédiés et massifs21.

Notes

1 Le greenwashing (écoblanchiment) n’est qu’une des composantes du blanchiment éthique.

2 On évalue le poids du monde associatif dans les médias depuis 2007, avec des centrales d’achat ou cabinet d’étude comme Kantar. Le secteur associatif est le 22ième secteur de communication en 2015, donc ce sont des parties prenantes du système publicitaire.

3 Elles ont aussi les mêmes logiques d’évaluation – la notoriété, la visibilité, l’impact, la recherche de l’adéquation qu’il peut y avoir entre une cause et l’intérêt du public sont calculés et évalués – pour savoir comment mieux influencer sur ses propres causes. A CSF, nous prenons la valeur ajoutéee citoyenne (VAC).

4 Voir dans la présentation des chiffres estimés par Emarketers sur ce qui est investi par individu en publicité. Ce sont des outils classiques de la mesure de de la publicité commerciale.

5 Faute d’espaces propres, les associations font de la publicité et se retrouve en 10-20-30 secondes, coincées entre des publicités commerciales, pour « la mayonnaise et le ketchup ». Les associations empruntent alors exactement la même codification, les mêmes logiques que n’importe quelle marque commerciale.

6 Les individus comme les organisations sont en effet coincés dans des dispositifs réputationnels à haut risque, parce que dans un certain domaine (moralement, éthiquement, médicalement, économiquement, etc.) on pourra toujours ne pas être considéré comme vertueux. Et sur les réseaux sociaux, un « post » mal à propos d’un individu ou d’une organisation pourra déchaîner les passions et les haines.

7 Scandale d’abus sexuels par des salariés d’Oxfam en mission humanitaire à Haïti, sorti dans les médias au début de l’année 2018.

8 L’identification d’enjeux de crise liée à la culture pourrait monter en force à l’avenir. Par exemple, le lobby des armes est très influent à Hollywood et la plupart des blockbusters font la promotion de l’utilisation des armes pour régler les conflits. Dans les espaces publics dans lesquels on évolue y compris avec nos enfants, dès que se fait la promotion d’un film américain, l’arme est omniprésente. Aujourd’hui, cela n’est pas considéré comme un risque majeur, mais ça pourrait l’être demain.

9 Nous sommes tous exposés à la sanction de l’opinion publique, basée sur des iconographies mentales, des réactions que l’on va pouvoir développer, et qui vont aller à l’encontre de ce que le public peut supporter à un moment donné.

10 Il s’agit du détournement de propos tenus par des organisations, qui sont réutilisés et propagés en particulier sur internet. En matière de propos tenus par le moyen publicitaire, le détournement est par exemple devenu une spécialité du magazine nord américain Adbuster.

11 Ces activités de surveillance entre ONG peuvent mettre en lumière certaines pratiques. Dans ce cadre, on observe par exemple que la guerilla médiatique est parfois le résultat de dispositifs marketing d’associations qui font appel à des prestataires, des sociétés spécialisées, pour mettre en place leurs dispositifs de rue, afin de donner l’impression qu’elles sont activistes et militantes.

12 La prise d’otage médiatique renvoie à la situation d’une marque qui se retrouve dans un environnement qui n’est pas du tout celui prévu (du fait des détournements ou du fait que les médias s’emparent d’un sujet sur lequel l’organisation travaille) et vont divulguer des propos qui ne sont pas ceux de l’organisation.

13 L’intervenant cite (et montre des visuels encore plus nombreux) quelques exemples : « Coca-Cola s’engage sur l’obésité » ;« Tout le monde parle d’écologie, Renault agit » ; Il questionne le sens d’une déclaration telle que « La bière s’apprécie avec responsabilité ».

14 Ces associations d’intérêts qui se forment entre les ONG et les entreprises soulèvent pour les associations la question de savoir si elles aident véritablement l’entreprise pour la faire progresser, ou si elles sont manipulées. Que dire des partenariats d’Unilever avec la RainForestAlliance, de WWF avec Lafarge, de la FIDH avec Carrefour ? Le fait que Handicap International fasse des publicités dans des journaux dont les propriétaires sont des marchands d’armes n’entretient-il pas aussi la confusion ? Les entreprises dénoncées dans le drame du Rana Plaza au Bangladesh financent aussi des associations qui travaillent au Bangladesh et en Asie du sud-est pour aider les travailleurs.

15 L’entreprise Benetton a été attaquée en justice, le photographe provocateur Olivero Toscani a dû quitté l’entreprise suite aux campagnes que Benetton menait sur le HIV, sur la xénophobie… Les attendus du procès dit que les marques doivent rester dans le champs commercial, qu’elles n’ont pas à rentrer dans le champs socio-politique, et peuvent être résumés ainsi : « vous faites du business, vous êtes dans les intérêts privés, vous avez des espaces de communication liés à la publicité, restez-y ».

16 Ce projet de loi intitulé PACTE pour Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises, a été déposé par le gouvernement Philippe en 2018. Il vise notamment à redéfinir la raison sociale des entreprises en ajoutant une mission sociétale, aux objectifs existants autour de la recherche de profits. Les critiques autour de ce projet, tant de CSF que du Forum Citoyen RSE, indiquent qu’une telle réforme permettra aux entreprises de légitimer plus facilement leurs postures de communication sociétale, tout en réduisant encore le niveau de contrainte sur leurs activités, (contrainte faible qui peut aujourd’hui être tirée des codes de conduites dans le cadre de la responsabilité mère-filiale).

17 Voir les résultats du baromètre de la confiance Edelman. Bruno explique que les jeunes qui ont grandi dans la société de consommation n’ont pas du tout la même relation au monde associatif que celle de leurs parents, qui était d’abord basée sur des logiques caritatives. Après les politiciens et les médias, les prochains qui vont avoir des déficits de confiance majeurs seront certainement les associations.

18 C’est à dire qu’il faut pouvoir indiquer au public de manière claire quelles sont nos sources d’information, sur quoi on travaille, quelles sont nos finalités, nos collaborations, nos sources de financements, qui est dans les Conseils d’administration et quels sont leurs mandats, etc.

19 Bien que beaucoup de grandes associations ne se posent pas de questions sur la publicité, qui à leur yeux fait simplement partie du dispositif de croissance.

20 En France, les campagnes politiques vont pouvoir s’exprimer dans des canaux qui leur sont réservés.

21 C’est par exemple le cas en Suisse lors des votations.

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