Com et influence politique des firmes

Analyses de Myriam Douo

Chargée de campagne aux Amis de la Terre Europe

Bio et vidéo

Myriam Douo est chargée des campagnes transparence des lobbies et dérégulation aux Amis de la Terre Europe (FoEE) et membre de la coalition ALTER-EU depuis deux ans. Elle fait la lumière sur l’influence des intérêts privés à Bruxelles ainsi que les conflits d’intérêts au sein des institutions européennes. Elle fait également campagne contre l’agenda de dérégulation de l’UE.

En synthèse

L’agenda «mieux légiférer » (« better regulation ») qui s’est développé au niveau européen se structure autour des notions de « compétitivité », d’ « autorégulation » et de « poids administratif » (« red tape »). Porté par Jean Claude Juncker, il correspond aujourd’hui à un processus de simplification administrative qui a pour l’industrie deux fonctions principales: d’une part il permet de plus facilement empêcher que certaines règles soient adoptées, d’autre part il permet de diminuer les contraintes ou les normes existantes.

Lors de l’élaboration de nouvelles normes européennes, cet agenda « mieux légiférer » (ci-dessous « agenda ML ») justifie l’introduction de nouvelles procédures. Cela inclut notamment la mise en œuvre d’une analyse de l’impact strictement économique (pour l’entreprise ou en termes de fonctionnaires européens) des normes en cours d’élaboration, sans intégrer d’autres aspects, environnementaux ou de santé publique par exemple. Ces analyses sont réalisées par un Comité d’évaluation constitué de non experts, et dont un avis défavorable rendra très difficile la poursuite du processus relatif à cette loi.

L’agenda ML comprend également un système de consultation publique qui, bien qu’a priori bienvenu, se révèle problématique dans la « bulle bruxelloise », compte-tenu de l’asymétrie de l’influence dont disposent les entreprises par rapport aux ONG. Les entreprises utilisent la technique de l’écho pour influencer la Commission en amont et biaiser la formulation des questions dans la consultation. Les entreprises disposent ensuite de moyens beaucoup plus importants que les ONG pour obtenir des réponses des citoyens, ou donner l’illusion d’une participation citoyenne à la consultation (astroturfing).

Concernant le corpus de lois existantes, l’agenda ML intègre une plateforme nommée « refit », en charge de scanner toutes les régulations européennes pour évaluer si elles sont « bien calibrées » (« fit »). Composée de représentants d’États membres et de la commission, cette plateforme inclut une forte représentation de l’industrie et 2-3 ONG. Un système de suggestion permet à toute personne d’attirer l’attention sur une loi en particulier, et il comporte l’obligation d’indiquer combien d’argent peut être économisé en recalibrant la loi suggérée.

On a observé une illustration des ambiguïtés de ce processus sur la Directive de protection de la nature « oiseaux et habitat » qui rend des espaces naturels intouchables. Remise en cause par la plateforme refit, son maintien a nécessité la mobilisation d’un 1/2 million d’européens durant deux ans, et a permis ensuite de sauver la forêt polonaise de Bialowieza.

« Avec l’agenda  » Mieux légiférer », ce n’est plus le lobby qui essaie de faire irruption dans le processus de décision, mais la Commission qui leur permet d’exercer leur influence à toute les étapes »

Historiquement, la première mention de l’agenda ML apparaît dans les années 1980 avec des industriels du tabac (alors en perte de crédibilité…) qui cherchaient à maintenir autrement leur influence sur les prises de décision. Ils ont alors élaboré un panel de stratégies d’influence pour faire émerger l’agenda ML. Dans ce cadre, ils ont systématiquement eu recours à des consultants pour ne pas apparaître directement, ainsi qu’à des think tank1. Un lobby sur les Etats membres stratégiques a également été mis en œuvre (sur le Royaume Uni notamment, avec Tony Blair qui a repris des éléments de langage de l’industrie sur le sujet). Enfin, pour contrer le principe de précaution, l’industrie a réclamé que la législation ne se fasse que sur la base de la « preuve ». Devant l’impossibilité pour le législateur de systématiser des enquêtes dans les 27 pays, les entreprises ont alors pu proposer leurs propres chiffres, et imposer leur vision.

« L’affaire Volkswagen » semble offrir une autre illustration des conséquences du « mieux légiférer ». Au niveau d’un « groupe d’expert » (type d’instance que constitue souvent la Commission), l’industrie automobile a poussé pour une approche du « mieux légiférer » sur leur secteur, avec des arguments de compétitivité et d’efficacité de l’autorégulation. Par la suite, des législations ont été supprimées, et les entreprises dégagées de nombreuses contraintes. Cela n’est pas sans lien avec la possibilité de la manipulation de la mesure des émissions de nombreux modèles de voitures, scandale qui a éclaté en 2015 et qui est potentiellement responsable de milliers de morts.

La difficulté est que l’agenda ML est peu connu, même au sein des ONG qui ne le découvrent parfois qu’à travers leur travail au niveau européen sur leur sujet de prédilection, au détour d’une analyse d’impact ou d’une plateforme « refit » qui surgit dans le processus d’élaboration de la politique publique.

L’agenda ML est une institutionnalisation du lobbying, qui crée des portes d’entrée officielles à toutes les étapes du processus de fabrication des normes. Ce n’est plus le lobby qui essaie de faire irruption dans le processus de décision, mais la Commission qui leur permet d’exercer leur influence à toute les étapes.2 L’opinion selon la quelle Bruxelles légifère trop et de manière très technique, a été pervertie par l’industrie qui utilise des sois-disant opinions des citoyens pour pouvoir détricoter les règles derrière des portes closes à Bruxelles.

Notes

1 Il a notamment été observé que le European Policy Center, think tank alors respecté à Bruxelles, a commencé à sortir des rapports soutenant le « mieux légiférer ».

2 Un sondage a été fait par l’UE auprès des PME au début de l’agenda ML, pour savoir de quelle loi elles voudraient que la Commission s’occupe, ce qui a donné une « wish list » renvoyant vers tous les acquis sociaux et environnementaux des 50 dernières années (congé mat, standard de qualité de l’air, loi du travail, etc.).

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LORA VERHEECKE
Chercheuse pour l’association Corporate Europe Observatory (Bruxelles)

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LUC HERMANN
Producteur avec Première Lignes de l’émission Cash Investigation

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Lobbyiste et consultant politique

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MYRIAM DOUO
Chargée de campagnes aux Amis de la terre- Europe

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BERNARD DAGENAIS
Professeur à l’Université de Laval  au Quebec (Canada)

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